Comme cet espace semble réservé à la détente, alors allons-y...étant bien entendu qu'il s'agit d'une aventure authentique dans les faits, mais racontée à la "sauce méridionale".
6 février 1970. Par une matinée au temps plus qu’incertain, le Nord 2501 décolle de Strasbourg, nous quittons l’Alsace pour regagner Toulon où malgré l’époque le climat est plus agréable. Durant le vol et malgré le bruit incessant des moteurs, chacun essaie de commenter avec son camarade immédiatement proche, les détails parfois pittoresques vécus au cours du long exercice terrestre et dont certains épisodes d’anthologie viendront enrichir la mémoire de l’unité.
Lorsqu’on traverse des moments difficiles comme cela avait été le cas, le fait d’avoir à l’esprit des images positives permet parfois de relativiser la difficulté de l’épreuve encourue, c’est ce que l’on appelle je crois l’autosuggestion. Il m’était déjà arrivé d’avoir eu recours à cette pratique, que ce soit dans des zones arides, très arides, humides, très humides, ou à l’occasion d’épreuves de survie, de vraies survies, pas comme celle des Lavezzi en Corse et je dois reconnaître qu’elle avait très bien fonctionné.
C’est pourquoi, alors que je me gelais les prunes dans le Rhin ou au milieu de la forêt, je m’étais promis de faire une petite sortie à Chicago dès mon retour et cette perspective me faisait un peu oublier le moment présent.
Panem et circenses (du pain et des jeux) comme l’aurait dit Juvénal au premier siècle de notre ère, il n’avait oublié que le picrate (vinum) pour être complet.
D’abord, j’essaierai de retrouver mes anciens compagnons de Montfort au bar l’Escadre qui était resté notre chapelle habituelle et où nous aimions humblement prier devant le comptoir en implorant Saint Quantéun, Saint Zano ou tous autres seins qui passaient à notre portée. Ensuite j’irai faire un passage dans la gargote du maestro de la pizza napolitaine, d’où les effluves enivrantes de mozzarella sur une pâte bien cuite me feraient oublier les repas froids, pris à la sauvette, parfois en marchant afin de ne pas perdre de temps.
Compte tenu des deux prochains mois où nous serons encore absents de la région, un moment de détente dans la basse ville me fera le plus grand bien, ce sera aussi l’occasion d’oublier les natations dans le fleuve gelé et les nuits à crapahuter avec la maison poulagas et autres bidasses qui nous couraient derrière. C’est donc décidé, ce soir, je sors !
Une soirée à Chicago comme tant d'autres, où le pastis remplace allègrement l’eau des fontaines, les marins recherchant la compagnie des dames de petite vertu aux jupes à raz du bonbon, où les bastringues aux enseignes aguichantes diffusent de faibles lumières multicolores au milieu de militaires de toutes armes et tous pays qui font la tournée des grands ducs. Après avoir ingurgité en bonne compagnie une quantité de liquide à faire exploser un alcootest, je me dirige vers la pizzeria où mes anciens camarades avaient l’habitude de faire halte. C’était un peu comme notre quartier général, on y mangeait bien et pour pas cher.
L’auberge me semble ce soir là plus loin qu'à l'habitude, les effets de l'alcool en étant certainement la cause. Je prends place à une table recouverte d’une nappe en plastique toute grasse, seulement nettoyée par un rapide coup d'éponge sèche et où le bas des manches de ma belle veste d’officier marinier ainsi que mes coudes semblent vouloir rester désespérément collés. Le client précédent a dû, dans un dernier spasme, cracher un morceau de mozzarella qui désormais me relie à la table, un peu comme la sangle à mon partenaire.
Une souris s'avance et me présente le menu. Ce doit être une nouvelle, car sa silhouette ne m’est pas familière, je ne la distingue pas bien, elle me parait loin, sans traits particuliers. Rien ne la différencie des autres serveuses sauf une paire de lunettes, je me rends compte à ce moment là que j'ai un peu trop levé le coude dans mes escales précédentes au Tiptop, L’Escadre, le Jean Bart, le Marsouin et autres lieux. Elle me propose la carte habituelle reliée nylon sur laquelle je devine une écriture de type étrusque, en fait elle est rédigée en bon français mais je ne suis pas en état de la lire encore moins de la déchiffrer, de plus comme je suis un client assidu de la maison, je la connais presque par cœur.
De sa voix qui me semble apaisante, elle m'énumère les différentes façons de se remplir le cornet à l’italienne, mais je n'ai pas la tête à calculer, ce soir, ce sera pizza atomique modèle roue de camion, avec dessus l’équivalent d’une pelle-bêche US de fromage, tomates, olives, champignons. Pour que chaque bouchée descende facilement dans l’estomac, il faudra un petit lubrifiant servi dans une bouteille à faire boire les cigognes, au goulot de presque quarante centimètres de long et portant le nom de Chianti.
La commande est passée et le temps d'en griller une car à cette époque les non fumeurs, c'était dehors dans la rue, elle arrive avec ce plat caractéristique en alu, aussi large qu'une jante de BMW, qu'elle dépose devant moi, puis va me chercher le picrate. Au cours de ses allers-venues de service, je me rends compte que je ne lui suis pas indifférent et qu’une « ouverture » est envisageable. Un beau militaire en tenue de sortie, fourragère rouge de la légion d’honneur et banane commandos brodée or sur l’épaule gauche, sans oublier l'insigne nageur, la casquette et les galons de CS, il n'en faut pas plus pour qu’elle culbute dans ma nasse à crevettes.
Lors de ses différents passages pour s’occuper des autres goinfres, je lui glisse quelques conneries dont j'ai le secret et auxquelles elle ne semble pas insensible. Plus le temps passe, plus je la sens prête à tomber dans mes filets et au moment de régler la douloureuse, je demande un café en lui laissant un pourliche royal. Sans trop y croire je lui propose un petit rancard pour un soir de semaine où nous serions disponibles et comme ses yeux avaient fait « tilt », nous convenons d'un rendez vous pour nous retrouver.
Repus grâce au maestro de la tartelette italienne qui ne lésinait pas sur les ingrédients, je quitte le restorible et descends la rue Chevalier-Paul où je retrouve quelques camarades d’autres compagnies, qui m’entrainent dans une nouvelle embuscade. Dans le milieu de la nuit, après quelques cafés serrés pour essayer de me dégriser et une immersion prolongée de la tête dans l’eau de la fontaine de la place Puget, je reprends ma bagnole en direction d’Hubert.
Le réveil du matin s’avéra particulièrement difficile et pénible, ce qui était normal car le sommeil fut bref, mais mon job n’en n’a pas souffert, puisque pour la NTI quotidienne, c’est « guiguitte » qui tenait la planchette et je n’avais qu’à suivre en bout de sangle, heureusement…Durant les jours suivant, je décomptais les heures qui me séparaient de la partie de jambes en l’air qui normalement m'attendait et enfin, ce fameux jour arriva.
Au dégagé, je commence par nettoyer la voiture, dehors, dedans, je vérifie que les sièges couchette se baissent bien à l’horizontale sans trop d’efforts, un coup de ''pschitt'' senteur « femmes je vous aime » à l'intérieur et je vais me préparer. Ma DS blanche n'a jamais été aussi belle, aussi propre, un petit coup de peau de chamois sur la peinture de la carrosserie lui a fait perdre au moins dix ans. Une bonne douche, une demi-bouteille de « voile de soie » sur le corps, j'enfile mon 31 et direction la Place d'Armes à Toulon près de l'arsenal où je dois récupérer la demoiselle. Durant les kilomètres qui me séparent de la belle, j'essaie de retrouver mentalement les traits de son visage, les formes de son corps, mais comme le soir où elle a mordu à mon hameçon, j'avais eu une mauvaise appréciation des éléments, je n’arrive pas à définir sa silhouette.
De toute manière, qui qu’elle soit, ce sera toujours l'occasion d'emmener « le petit » au cirque et après on verra. Je suis beau, du moins je le pense, propre, la voiture sent bon, j’ai même l’impression de rentrer dans une parfumerie en ouvrant la portière, la soirée s'annonce sous les meilleures auspices. J'arrive Place d’Armes, j’en fais le tour, vitre côté chauffeur baissée, rien! J'attaque une nouvelle virade, toujours personne, ne m’aurait-elle pas posée un lapin à moi, Royco, le chignoleur de ces dames, le Karajan de la caresse ? Tout à coup au milieu de la chaussée, à une cinquantaine de mètres devant la voiture, j'aperçois une pintade qui fait des grands signes dans ma direction, je m'avance et m’arrête à son niveau.
De loin, j’ai cru que c’était une touriste un peu paumée qui allait me demander sa route, mais non, lorsqu’elle baisse sa tête pour se mettre à ma hauteur et me dit « tu es là, mon chéri », je comprends que c’est elle, en chair et en os. Question squelette et barbaque, c’est vrai qu’elle était charpentée et comme elle devait bouffer comme quatre, entre les frais d’essence et de resto, j’étais certain que la partie de jambes en l’air allait me coûter un bras.
Habillée d’une robe rouge trop serrée pour elle, sur laquelle était brodé un cœur couleur rose aussi gros qu’une assiette à soupe, elle semblait sortie d’un film de Federico Fellini. Ses jambes charnues étaient enveloppées de bas résille et me faisaient penser à deux beaux jambons de Parme en train de s’affiner dans leur filet. Le bas de ses manches et de sa robe était agrémenté de dentelles et fanfreluches presque assorties à ses nippes et ses escarpins taillés comme des gondoles devaient être de la taille 44 fillettes. Elle était juste ce qu’il faut pour éloigner les corbeaux d’un champ de maïs, ou faire l’autruche sur un char au carnaval de Nice. Elle me lance, « je t'ai vu tourner, je croyais que tu ne m'avais pas reconnue et que tu partais ». Tu parles, si je l'avais vue et reconnue, je l’aurai certainement écrasée volontairement et aux assises, le juge m’aurait acquitté sans problèmes.
Elle se dirige côté passager et ouvre la portière aussi brutalement qu'un routier le ferait après avoir déchargé vingt tonnes de pastèques de son camion, puis elle s'assoit à la place du mort. Je fais semblant de la reconnaitre, elle s'approche et me tire un patin sur la joue en y laissant une marque de rouge à lèvres aussi grosse et voyante qu'une cocarde placée entre les cornes d'un taureau pour une course camarguaise. Je me rends compte soudain que la bagnole penche sur la droite, ça commence bien, aurai-je crevé un pneu ? Je descends et constate que non, en fait c'est son poids qui fait pencher le navire parce que « la chose » que je sors ce soir n’a pas l’air d’être nourrie à l’hosto. Je remonte dans ma caisse et suis aussitôt enveloppé par une odeur particulière, un mélange savamment dosé d’essence de térébenthine, de canard WC et de gorgonzola. Je pense immédiatement avoir mis un pied dans une déjection canine, mais non, c’est l’odeur fétide de son parfum acheté certainement au rabais.
Faisant référence aux émanations du liquide dont elle s’est avantageusement aspergée pendant que je vérifiais la roue avant tribord de mon carrosse, elle me lance « tu aimes ? ». Tu parles si j'aime, il faudra au moins trois mois pour que la bagnole retrouve une odeur normale, sans parler de mes fringues qui vont emboucaner mon caisson, mais au moins ce soir c’est certain, nous ne serons pas emmerdés par les moustiques.
Pendant qu’elle me raconte ses aventures hebdomadaires à la sauce italienne ce dont je me fous royalement, je passe la première et embraye droit devant afin de ne pas rester trop longtemps dans ce quartier où grenouillent généralement tous les permissionnaires du Groufumaco. Je suis en train de faire mentalement une modification au programme initial car là, il faut obligatoirement improviser et vite, ce n’est pas tous les jours que l’on emmène un phoque danser le tango. Pas question d'aller dans un endroit où je risque de rencontrer quelqu'un qui me connait, j’ai une réputation à tenir ! Pas de boite de nuit non plus car le portier ne la laissera pas rentrer, les animaux étant généralement interdits dans ce genre d’endroit, même muselés et en laisse.
Je suis en train d'échafauder un plan qui tienne la route afin de l’emmener dans un endroit discret pour lui faire subir tous les outrages, quand elle me sort « on va manger » ? Je lui réponds « Déjà ? La nuit tombe à peine, on va d'abord faire un tour à la mer où l’air du large nous mettra en appétit et après on passe à table ». Elle tourne alors vers moi son visage porcin et répond « c’est toi qui drive » ! Encore heureux que je sois le jockey, elle est là depuis cinq minutes et pense déjà à se remplir le cornet, de plus comme elle me fait penser à une oie engraissée, elle ne doit pas se contenter de quatre frites et il va falloir en faire des plongées pour que les primes payent le resto. Il fallait vraiment que je sois saoul et mort de faim pour lui filer rancard et espérer monter une telle pouliche.
En y regardant de plus près, elle a effectivement un petit air de famille avec les équidés, surtout côté ratiches et forme du visage, mais je dois me rendre à l’évidence, le boudin est dans l’assiette, je dois le consommer ou pas. Ce soir, alors que j'ai tous mes esprits, je me rends compte sur quels chemins marécageux l'alcool et le désir peuvent parfois conduire. Popaul a envie d’aller jouer dans le jardin de la dame surtout qu’elle est chauffée à blanc et je suis conscient que si je la laisse en plan, elle ne manquera pas de s’amuser seule avec son berlingot, j’essaie donc de me souvenir d'un endroit discret ou je pourrais l'entrainer comme un poulpe emmène sa proie dans son repaire. Je me souviens soudain d'une petite plage devant laquelle nous passions souvent en kayac et qui ne se trouve pas très loin de la grotte St Marguerite, plus précisément à port Méjean et comme j’ai eu l’occasion d’y apercevoir une voiture lors d'un précédent passage de jour, je prends cette direction.
Je pense lui faire jouer « la chèvre de monsieur Seguin » en lever de rideau et ensuite j’embraye sur « la charge héroïque », mais cette soirée se présente mal, car elle n’est finalement pas trop belle et j’ai plutôt envie de rentrer à la base que de la monter sans selle. Tout en conduisant, je sens son regard gourmand posé sur moi et plus par curiosité que par politesse, je me tourne vers elle avec un sourire forcé. Je remarque alors quelque chose de particulier dans sa paire de lunettes, outre la monture en écaille de tortue directement taillée sur la carapace, elle a les verres concaves-convexes ce qui n’est pas banal, car le tabernacle qui m'accompagne a un petit strabisme, pas divergeant ou convergeant comme on en rencontre quelquefois, chez elle c'est de haut en bas, un œil sur mon visage, un autre qui semble lorgner ma braguette! Lequel de ses deux yeux est le directeur, observe t’elle ma tronche ou l’objet de ses désirs ?
Elle sort alors de son sac en simili doublé jute, un paquet de clopes contenant des cigarettes longues et fines comme des baguettes de mikado, qui une fois allumées se consument jusqu’au filtre à la première bouffée. Elle me propose une tige qui m'oblige à mettre la tête en arrière pour la fumer afin de ne pas cramer le tableau de bord. Je passe le quartier du Mourillon, direction le Cap Brun. Je la sens impatiente de jouer du trapèze et la devine frémir du croupion, je roule en position haute ce qui donne à ma carriole une sensation de balançoire. La DS avait une particularité, trois positions de navigation, la basse sur les routes, à mi-hauteur pour les chemins et haute pour les impraticables. Comme ma compagne fait pencher la caisse à tribord, je navigue position haute maximum pour compenser le devers, de plus cette position accentue l'effet de balancier ce qui semble lui plaire. Il ne faudra pas que j’oublie de mettre la voiture en position basse lorsque je vais l’entreprendre et lui jouer « Ramona », car si elle se tortille comme un cabri, je risque de filer des coups de culs sur la toiture à cause de la suspension trop souple. Elle tourne le bouton de la radio pour mettre un peu d'ambiance et le hasard fait qu’elle tombe juste sur la chanson de Georges Brassens « gare au gorille » ce qui semble l’enchanter.
Je me languis que cette soirée se termine au plus vite et je suis à deux doigts de la larguer sur le bord de la route lorsque j'arrive au Cap Brun et que je vois le panneau indicateur « la mer ». C'est là que je compte « opérer » et pintade ou pas, son petit cœur et ses dentelles, doivent finir dans la boite à gants. Le chemin qui descend à la plage n'est pas trop large, mais comme j’ai précédemment aperçu un véhicule, je suis certain d’arriver en bas et ensuite remonter quoi qu’il arrive! La DS en plus de ses différentes hauteurs de navigation, avait une autre particularité, l'avant était plus large que l'arrière ce que j'avais momentanément oublié et qui me coutera cher. Je descends doucement, car ce chemin n’est pas éclairé, de plus il est légèrement sinueux et surtout étroit.
Arrivé à une courbe je me rends compte que je m'engage dans un étranglement et décide alors de remonter en marche arrière. La voiture n’a pas de rétroviseur de portière, je suis obligé de naviguer à l’estime la tête hors de la caisse en n’ayant comme repère que l’éclairage des feux arrière du véhicule, mais comme celui-ci est plus étroit que l’avant, dès que je tourne un peu le volant pour suivre la courbe du chemin merdique où je me suis engagé, c’est l’aile avant droite ou gauche qui touche les côtés. Embrayage, débrayage, embrayage, un petit coup avant, un petit coup arrière et commence alors à me monter aux narines une odeur de cramé. Bien que la cocotte soit chaude et cuite à point, je suis certain que ce n’est pas elle qui sent le rôti mais plutôt l'embrayage qui donne des signes de fatigue, j’essaie encore, mais plus possible de sortir de ce merdier. Je commence à en avoir marre de cette soirée avec cette « créature » qui de plus empeste le camembert oublié en plein soleil.
Tant pis, maintenant que le bébé est engagé, on ne va pas s’arrêter en route et je décide de descendre jusqu’en bas du chemin, même si la carrosserie doit en prendre un coup, de toute manière je ne peux pas rester là. Au point mort, sans toucher à l’embrayage, espérant ainsi en garder un peu pour la remontée en marche avant, j’arrive en bas presque au bord de l'eau. Je me retrouve sur un petit terre-plein pas assez large pour faire demi-tour, un vrai cul de sac et j’en conclus que le véhicule aperçu lors de mon passage maritime devait certainement être de petit gabarit. Le conducteur avait du faire demi-tour grâce à un portail ouvert et devait crécher dans une piaule alentour, mais ce soir tout est fermé et en plus à clé.
Moi qui espérais pouvoir manœuvrer en bas, j’aurais dû prévoir une reconnaissance préalable à pied avant de m’engager. Je me retrouve donc au bout d'un chemin qui se termine brusquement et ou la mer vient lécher le bitume. Je suis fait comme un rat et impossible de tourner ! Je descends de la caisse dans laquelle l'autre écoute toujours la radio, j'allume une clope pour m'aider à la réflexion, deux bouffées et je crache le filtre. Devant moi, au delà de la rade, je devine les premières lumières de Ronarc'h et du Cannier, je pourrais éventuellement trouver un téléphone et demander que l’on vienne me chercher d’un coup de zodiac, mais la DS devra rester sur place et ma compagne d’un soir sera obligée de rentrer en stop après avoir crapahuté pour récupérer la nationale.
De toute manière chaude comme elle est, celui qui la ramènera en ville n’aura pas trop de mal pour la mettre à l’horizontale et puis, un peu de marche et d’exercice ne pourront lui faire que du bien. Je lui explique la situation et nous décidons d’un commun accord de laisser la bagnole au bord de l'eau et de remonter à pied vers la civilisation. Je marche devant, elle est juste derrière et souffle comme un bœuf, tant mieux, ça lui enlèvera l'envie de se faire sauter si elle l'a encore. Arrivés vers le Cross Med, je trouve une cabine téléphonique à pièces, j'ai de la ferraille dans les poches et je téléphone au paternel qui n'était plus surpris par mes conneries depuis mon plus jeune âge. Je compose le numéro familial, ça décroche. « C'est moi, je suis en panne à Cross Med, tu peux venir ? »
Mes parents habitent le quartier du Mourillon, à cinq minutes en voiture et le temps d'en griller une autre, que le phoque reprenne son souffle, mon père est là. Je lui explique la situation, à lui, l'ancien mataf qui avait fait la dernière guerre sur un torpilleur et qui m'en avait tellement raconté sur ses balades aux Bermudes ou en Angleterre, que cette situation n’a pas semblé l’étonner. Il regarde la méduse qui était un peu à l'écart et me glisse à l'oreille « je croyais que tu ne sortais que des canons, tu l'as trouvée où celle-là ? » On ne s'attarde pas sur le sujet, l'heure tourne et il faut que je sois rentré pour l’appel du matin au Cannier.
On ramène la fille sur Toulon et on l’abandonne dans Chicago, persuadés qu’elle trouvera bien un volontaire pour lui faire tomber la pression, mais il est tard pour rejoindre la base, car le Pipady qui ramène les permissionnaires à St Mandrier quitte le quai à minuit quinze pour sa dernière rotation et à l’heure qu’il est, il a du prendre le large depuis un moment. Tant pis, je préviendrai de bonne heure le gars de service, en lui expliquant que j'ai eu un problème et que je le règlerai au plus tôt. Le matin, je me rends au garage Citroën et informe le mécano de ma mésaventure, lui laisse les clés du véhicule, emprunte le transport en commun jusqu’à St Mandrier et de là, à pied jusqu’au Cannier.
Dans la journée avec une dépanneuse et un treuil, ils ont remonté la DS sur la départementale et l'ont ensuite remorquée jusqu'au garage pour les réparations. Cette sortie que j’espérais relax m'a coutée un max de blé pour l’intervention dépannage, mécanique et carrosserie, un coup de pipeau à la base, une engueulade du pater et une promenade au clair de lune accompagné d’un phoque en guise de porte-clés. J’en ai connu des aventures à la noix mais celle-ci sortait de l’ordinaire !
Nous passerons quelques jours à Saint Mandrier avant de rejoindre la station de ski de La Colmiane où quelques glissades et marches en peaux de phoque viendront conclure d’une manière ludique ce stage d’hiver. Ensuite, direction St Raphael en début mars pour une période de sauts prévus à terre et en mer et qui sera encore pour moi l’occasion d’aventures pittoresques.
Nous avions tout au long de l’année un emploi du temps assez chargé, toujours en vadrouille pour participer à de nombreux exercices et parfaire notre entrainement. La bonne ambiance qui régnait au sein de l’unité tant au niveau des groupes qu’aux relations avec le commandement était un moteur indispensable pour la cohésion du personnel, celui-ci étant principalement composé d’hommes au fort caractère et au passé souvent prestigieux. Pour nous les jeunes, cet environnement à la fois dur physiquement et en même temps apaisant dans le relationnel avec les anciens, faisait que la fatigue n’avait que peu d’emprise sur nous et étions heureux de cette vie militaire toujours en mouvement et pleine de surprises. Les jeunes fougueux comme moi, avides de sensations fortes et d’expériences peu communes trouvaient au sein du commando Hubert des mobiles d’action au-delà de leur espérance.