Dacian Fall 2025 : se préparer à une ruée vers l’Est
Mission accomplie pour l’armée de Terre. Trois ans après l’engagement pris lors du sommet otanien de Madrid, celle-ci vient de démontrer sa capacité à déployer sous court préavis l’une de ses brigades de décision sur le flanc oriental de l’Europe. Une première et un défi avant tout logistique, à l’heure où les problématiques de mobilité militaire restent prégnantes tant à l’arrière qu’entre les espaces d’entraînement.
Une première pour l’OTAN
Difficile pour l’oeil non averti de repérer cette tranchée creusée dans l’une des nombreuses collines du camp militaire de Cincu, dans le centre de la Roumanie.
Une vingtaine de fantassins du 92e régiment d’infanterie s’y terrent depuis la veille en attendant l’attaque désormais imminente d’un bataillon mécanisé sous commandement roumain. Quelques centaines de mètres au devant de cette ligne fortifiée, un escadron de chars Leclerc du 501e régiment de chars de combat de Mourmelon ne cède du terrain qu’au prix d’un modelage minutieux de forces ennemies. La mission des tankistes français ? Porter des coups durs, freiner et réduire l’ennemi pour que celui-ci n’atteigne la ligne tenue par le 92e RI que grandement affaibli. De quoi augmenter les chances de tenir cette tranchée « le plus longtemps possible ». Au loin, la muraille des Carpates barre davantage l’horizon qu’elle ne dissuade l’adversaire du moment. Il faut désormais multiplier les démonstrations de force entre alliés.
Cette action, si elle n’est pas sans rappeler un conflit tout proche, n’est que l’une des nombreuses vignettes jouées lors de l’exercice Dacian Fall 2025.
Lancé fin octobre avec un exercice de poste de commandement (CTX), celui-ci s’est achevé ce jeudi au terme d’une série de manoeuvres (LIVEX) et de phases de tirs réels menées un peu partout sur le territoire roumain.
Pour les 5000 militaires déployés par une dizaine de nations alliées, il s’agissait de s’entraîner à un conflit de haute intensité face à un ennemi à parité en suivant les procédures de l’OTAN. L’ennemi en question n’est pas nommé, mais « appelons un chat un chat », suggère un officier supérieur français. C’est bien vers le « compétiteur » russe que l’OTAN oriente ce signalement stratégique.
Entre alliés, l’enjeu consistait surtout à resserrer les liens et à apprendre à opérer ensemble malgré des structures, matériels, tactiques et moyens de communication différents. Des aspérités que le ciment otanien participe à lisser pour, au final, renforcer le niveau d’interopérabilité. Polonais ou Roumain, Français ou Italiens, trois semaines de terrain auront contribué au partage des connaissances et des bonnes pratiques et à la construction d’automatismes communs qui réduiront les éventuelles frictions le jour venu.
Même si les différents bataillons auront chacun joué l’attaquant et le défenseur à tour de rôle, pas question de parler d’affrontement entre alliés. « Il s’agit plutôt d’une compétition constructive », nuance le lieutenant-colonel Mihalache, chef de corps du 282e bataillon d’infanterie mécanisée roumain. « Nous ne nous battons pas les uns contre les autres. Il n’y a ni gagnant ni perdant, nous y gagnons tous. Nous développons notre interopérabilité, notre amitié et notre fraternité », résume-t-il pendant que son bataillon monte à l’assaut des positions françaises. Pour les contingents venus d’ailleurs, à commencer par les bataillons français, un exercice de cette ampleur permet également de « sincériser la connaissance du terrain » et « d’alimenter les réflexions sur la manière de combattre de demain ».
Si l’enjeu de l’interopérabilité n’est pas exclusif à Dacian Fall, cette édition 2025 n’en demeurera pas moins unique à plus d’un titre. Cet exercice, le plus grand jamais conduit par la France en territoire roumain, devait démontrer la capacité de l’armée de Terre à « fournir une force prête, déployable en temps restreint et qui puisse d’emblée être prête au feu », résume le général de brigade Maxime Do tran, à la tête d’une 7e brigade blindée sectorisée depuis un an en Roumanie.
Pour la première fois, le groupement tactique multinational (FLF) de l’OTAN sous commandement français est ainsi passé d’un niveau bataillon à celui d’une brigade d’environ 3000 combattants. Une bascule qui n’avait encore jamais été conduite parmi les huit FLF créées à ce jour par l’Alliance pour renforcer le flanc oriental de l’Europe. Et, pour la première fois, le poste de commandement de la 7e BB s’est également intégré avec succès au sein d’une division multinationale de l’OTAN. Ces jalons n’auraient pu être atteints sans la réalisation d’une manoeuvre logistique complexe baptisée « Brigade Expansion ».
Brigade Expansion, un essai transformé
Avant de débouler sur une dizaine de camps roumains, encore fallait-il amener le complément de forces nécessaire pour parvenir à l’échelon demandé. C’était tout l’enjeu de Brigade Expansion, vaste opération visant à déployer 1350 combattants, 500 véhicules et 300 conteneurs depuis le territoire national en s’appuyant sur la quasi totalité des moyens et voies logistiques disponibles. Si la 7e BB était en pointe, une bonne partie du détachement français provenait en réalité d’une 2e brigade blindée appelée à prendre la suite des Centaures pour les 12 prochains mois. Un choix à la fois rationnel alors que s’amorçait cette relève, et financier, car ces bascules sont aussi complexes que coûteuses. « C’est la première fois que la France déploie une brigade interarmes avec tous ses appuis. Cela représente un vrai défi logistique », observe le colonel Nicolas Vergos, chef de corps du 503e régiment du Train de Garons et chef d’orchestre de Brigade Expansion.
Cette projection multimodale, ce sont essentiellement 15 convois routiers d’entre 20 et 30 véhicules, 11 trains spéciaux militaires et un roulier affrété depuis Toulon, le MN Tangara. Ce sont également deux plots de soutien des convois installés en Bulgarie et à Bucarest pour accueillir et régénérer les véhicules débarqués depuis le port grec d’Alexandroúpolis. « Nous n’avons eu aucun souci, il n’y a eu aucun convoi bloqué », constate le colonel Vergos. « Je suis arrivé le 15 octobre avec les 500 hommes et femmes qui composent mon bataillon et il ne manquait pas un boulon sur mes chars Leclerc », remarquait alors le colonel Cyrille Clément, chef de corps du 501e RCC et commandant de l’un des deux bataillons blindés français mis sur pied pour Dacian Fall.
Un chrono dans la main, les logisticiens tentent au passage de réduire les délais. « Nous avons profité de cet exercice pour tester toutes les voies possibles et voir lesquelles seraient les plus rapides », indique le général Do tran. Verdict ? Si le train reste le moyen le mieux adapté au fret, il s’accompagne de lourdeurs administratives demandant un gros travail en amont. Les autres voies promettent davantage de souplesse et de rapidité. Six à sept jours auront ainsi suffi pour la voie maritime. Entre le temps du déplacement et les démarches administratives, « c’est le minimum incompressible, nous ne pourrions pas aller en-deçà », estime le colonel Vergos. Son rôle ne s’arrêtait pas là. Une fois revenu en Roumanie après l’achèvement de Brigade Expansion, celui-ci a pris la tête du groupement de soutien interarmées de théâtre (GSIAT) mis sur pied à Cincu pour Dacian Fall. À charge de ses maintenanciers d’intervenir sur l’ensemble des casses, pannes et autres écueils techniques majeurs rencontrés par les bataillons français et leurs partenaires étrangers.
Si le GSIAT agit en soutien de l’exercice, le groupement tactique « Dragon » en était l’un des joueurs.
Emmené par le 516e régiment du train, ce GT LOG armé par 350 logisticiens et spécialistes du soutien s’est installé à Cârțișoara, au sud-ouest de Cincu. Leur mission principale ? Gérer le « chaos des mouvements ». Autrement dit, orchestrer tous les déplacements de matériels, de fret, d’essence, de vivres, de munitions ainsi que soutien médical nécessaires pour permettre au soldat « de combattre, de vivre, de durer ». Leur rôle s’avère d’autant plus crucial que la France a toujours privilégié une autonomie maximale en matière de capacité de vie en campagne. Des cuisines de campagne aux douches en passant par les lavoirs automatiques, tout est amené depuis l’Hexagone.
L’autre joker de la logistique française ? Ses porte-chars, théoriquement capables d’amener une capacité blindée en Ukraine en trois jours sans préavis. Le tout en préservant le potentiel des chars Leclerc, blindés VBCI et éventuels véhicules d’alliés qu’ils transportent et en permettant dès lors à la brigade de durer.
« Ce n’est pas une mince affaire », assure le chef de corps du 516e RT et commandant du GT LOG, le colonel Aymeric de Farcy de Pontfarcy. Derrière l’état des routes, l’urgence et les frappes adverses, « l’ennemi du logisticien, c’est la fatigue », pointe-t-il. Quand un GTIA opère sur quelques km2, le GT LOG devait quant à lui sillonner un rectangle de 300 sur 400 km. Et les flux ne s’arrêtent jamais, en témoignent la trentaine d’équipages en route à l’heure où nous visitons le camp de Cârțișoara. Qu’elles soient de l’appui ou de la mêlée, les unités du contact restent par ailleurs soumises à certaines entraves naturelles. C’est ici qu’intervient une arme du génie primordiale pour « s’affranchir du terrain ». Dans une région de l’Europe où les armées rencontrent une rivière, un fleuve ou un lac tous les 20 km, la maîtrise des opérations de franchissement redevient centrale pour garantir la continuité de la manoeuvre.
Malgré la fatigue, aucun accident n’était à déplorer après quelques milliers de km parcourus. La mécanique fonctionne, mais celle-ci relève encore d’une brigade en temps de paix. Véhicules et conteneurs se compteront en milliers et non plus en centaines s’il fallait un jour déployer une division, un état de préparation que l’armée de Terre prévoit d’atteindre en 2027. Une grande partie de la « bande passante » serait par ailleurs monopolisée par les munitions d’artillerie et l’appui sanitaire. Une seule brigade, ce sont des dizaines de conteneurs de munitions d’artillerie par jour, cite notamment le colonel de Farcy de Pontfarcy. La marge de progression est bien identifiée, reste à surmonter l’éventail d’obstacles techniques et réglementaires tant à l’échelle nationale qu’européenne et otanienne. « Nous restons soumis aux principes du temps de paix. Maintenant, des mécanismes de l’OTAN permettraient de réduire ces barrières et d’être plus réactifs », estime le chef du GT LOG.
S’enterrer et se disperser pour mieux disparaître
Le drone est partout. Le chef de char en fera un oeil déporté pour élargir une vision limitée par nature. Le sapeur l’utilisera pour reconnaître les approches d’un éventuel site de franchissement. En face, l’adversaire fera pareil. « La principale menace aujourd’hui, c’est clairement la menace drones », rappelle le patron du 516e RT.
Tankiste, fantassin ou logisticien, tous craignent désormais cet « oeil déporté » devenu omniprésent et, par extension, la transparence qu’il crée et la frappe d’artillerie, la munition rôdeuse ou le missile qui suit toute détection. Alors, certains s’enterrent. Les postes de commandement, par exemple, tentent de disparaître en s’installant sous la surface. Un simple parking sous-terrain devient à ce titre une infrastructure prisée. Faute de mieux, il faut creuser. C’est ce qu’a fait le PC du 501e RCC, déployé sous terre le temps d’une action défensive. C’est, dans une moindre mesure, la voie choisie par cette section du 92e RI chargée de tenir coûte que coûte ce réseau de tranchée de 300 m sur 300 m. « L’idée, c’est de tenir trois ou quatre jours, d’endurer le choc qui est souvent très important sur la zone de tranchée puis de se faire relever », explique le capitaine Benjamin, à la tête de la 1ère compagnie du 92e RI.
« Nous cherchons bien sur la furtivité et la protection des PC, mais aussi des unités au combat », observe le colonel Cyrille Clément.
La recherche de discrétion s’assorti d’une redécouverte de certains fondamentaux. Exploiter les caractéristiques du terrain, chaque relief ou couvert devenant un masque potentiel. Se servir de la végétation aussi, pour transformer un char ou un VBCI en bosquet. Malgré le froid et l’humidité, pas question de manger chaud ou de se chauffer durant la nuit, la réduction de la signature thermique prenant le dessus pour échapper aux capteurs thermiques adverses. Les communications sont réduites au strict minimums pour éviter un rayonnement électromagnétique scruté de près. C’est ici que le commandement par l’intention prôné par le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Pierre Schill, prend tout son sens. Plus isolés qu’auparavant, les chefs tactiques ne rendent compte qu’une fois la mission accomplie, peu importe la manière.
Quand s’enterrer ou se cacher est impossible, reste l’agilité et la dispersion.
Les unités rétrécissent pour mieux disparaître tout en tenant la ligne de front. « Nous avons diminué la taille de nos sections, compagnies pour qu’elles puissent plus facilement se disperser », indique le général Do tran.
Dimensionnée pour une soixantaine de combattants, la tranchée tenue par le 92e RI et renforcée avec l’aide de sapeurs belges n’en contenait pourtant qu’une vingtaine. Des fantassins répartis sur l’ensemble du périmètre et qui limitent les regroupements même provisoires pour ne pas encourager l’artillerie adverse.
Se regrouper, ce sera l’autre pan de ce que le patron des Centaures appelle une manoeuvre « systolique ». Une logique de « respiration » dans laquelle la dispersion et regroupement des forces se succèdent pour exploiter une faiblesse ou une percée dans le dispositif ennemi. « Cela veut dire que nous aurions une réserve plutôt lourde à l’arrière et des forces dispersées à l’avant », résume le général Do tran.
Cible à haute valeur ajoutée, les postes de commandement évoluent eux aussi. Autrefois « volumineux » et très « câblé », celui de la 7e BB se réorganise et se concentre désormais autour de quelques véhicules pour pouvoir être démonté en 2h et, au passage, accompagner au mieux la manoeuvre.
Idem pour des logisticiens qui ont remis au goût du jour le concept de plot logistique avancée pour ravitailler la ligne de contact. Constitué de deux porteurs polyvalents logistiques (PPLOG), d’un camion-citerne CCP10 et d’un Griffon pour l’autoprotection, le plot démontré à Cârțișoara suffit pour soutenir l’équivalent d’un sous-GTIA en moins de 20 minutes. Un délai restreint qui, ajouté à l’obligation d’opérer de nuit, accroît la survivabilité face aux capteurs et frappes adverses.
De prime abord, agilité et fluidité sont antinomiques d’une opération de franchissement par nature longue, lourde, complexe. C’est pourtant ce que recherchent maintenant les sapeurs pour augmenter la survivabilité de ce qui est devenu une cible de choix pour les frappes adverses.
« À partir du moment où vous mettez en place votre portière, celle-ci est exposée, détectable. Un franchissement, c’est une énorme fragilité pour une force. Elle est prévisible, cloisonnée. L’ennemi sait où elle va passer », relève le colonel Pâris. Motorisés, les ponts flottants du génie français permettent justement d’être mis à l’eau à quelques kilomètres du point de franchissement, puis de rejoindre ce dernier en naviguant. L’usage de portières « robotisées » est également à l’étude pour éloigner ce qui reste la ressource la plus précieuse, les combattants. Leurrage et déception deviennent incontournables. Au moins un projet a été lancé à cette fin. Baptisé « Système de masquage du terrain » (SYSMAT), cet appel à manifestation d’intérêt piloté par le pôle d’innovation PILOTE et la Direction générale de l’armement (DGA) cherche à réduire les vulnérabilités en dotant le génie de moyens de dissimulation pouvant couvrir un franchissement réel ou simulé. Écran de fumée, nuage ou brouillard, la solution doit non seulement bloquer la vue mais aussi, dans l’idéal, amener une opacité thermique et sur certaines fréquences spectrales. Une piste parmi d’autres en attendant les premiers éléments du programme Système de franchissement léger-lourd (SYFRALL), qui renouvellera l’essentiel des moyens en service.
Dacian Fall aura démontré qu’atteindre le volume de la brigade est soutenable dans les temps impartis.
L’heure est venue d’en tirer de précieuses leçons. « Nous allons donner un retour d’expérience à l’OTAN pour faciliter les passages ou alléger les procédures administratives », explique le général Do tran. Autant de RETEX fléchés vers les sept autres FLF susceptibles de suivre l’exemple français. L’ambition va en effet crescendo depuis 2022 et Brigade Expansion serait ainsi appelé à se reproduire ailleurs, voire à être conduit simultanément sur base de plusieurs bataillons multinationaux.
D’ici là, Dacian Fall n’est pas tout à fait fini pour une partie du contingent français. Si le 501e RCC et la plupart de ses appuis restent pour entamer le mandat Aigle XII, une opération délicate s’amorce pour d’autres : le désengagement. Il s’agit de renvoyer une grande partie du matériel en France. La voie maritime ne sera cette fois pas employée, augmentant sensiblement le nombre de convois ferroviaires et routiers prévus pour le retour. Quelques équipements reviendront par la voie fluviale en misant notamment sur le Danube. Une autre première pour l’armée de Terre, qui pourrait bénéficier de cette expérimentation pour s’ouvrir un nouveau corridor de déploiement. « Jusqu’à présent, nous avons réussi. Maintenant, il faut que tout ce beau monde et tout ce matériel rentre au complet », note le colonel Vergos, visiblement confiant au vu du succès du voyage aller.
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